Interview : « plus un pays importe la main-d’œuvre étrangère, moins il se développe »

Le secteur éducatif guinéen se meut aujourd’hui dans une situation délicate. Chaque année, le niveau d’études est critiqué et des crises ne cessent de le secouer. Une situation que le censeur du lycée M’Balia Camara aborde tout en indiquant des pistes pour développer ce secteur, éviter les crises et améliorer la main d’œuvre locale qualifiée. Entretien

 

ledeclic.info : quelle est l’importance de l’éducation dans le développement d’un pays ?

Monsieur Gaspard : Comme on le dit souvent, tant vaut l’école tant vaut la nation. Ça se passe de tout commentaire. C’est de l’éducation que dépend le développement d’une nation. Autrement dit, l’éducation c’est là que tous les autres secteurs, les ressources humaines d’un pays se retrouvent. On dit que lorsque les gens sont bien éduqués, il va s’en dire que la nation va se développer. C’est incontestable.

Ledeclic.info : quelle appréciation faites-vous aujourd’hui du secteur éducatif guinéen ?

C’est un peu critique la phase où l’éducation guinéenne se situe aujourd’hui. Il faut dire vrai, l’Etat, les parents, les enseignants, tout le monde a baissé les bras. Imagine, très peu de parents de nos jours, une fois de retour du service cherchent à savoir si leurs enfants ont été à l’école ou à contrôler leurs cahiers. Aujourd’hui, on s’occupe plus à nourrir, à habiller les enfants ou à acheter des téléphones qu’à les éduquer. Il n’y a pas beaucoup d’enseignants qualifiés comme au temps du président  Ahmed Sékou Touré qui a créé les bases de développement pour ce pays surtout dans le secteur éducatif. Donc si ces bases que Sékou Touré avait créées étaient conservées, développées, je pense qu’aujourd’hui, on ne serait pas là. Mais on s’est nié à un moment donné. La Guinée a voulu se muer. Elle a emprunté le libéralisme. Naturellement, le libéralisme c’est normal. Mais soyons quand même ce que nous sommes ; on aurait associé les deux et on aurait gagné comme la Chine. Mais malheureusement, ça n’a pas été le cas. Aujourd’hui, ce qui est fondamental, ce qui disqualifie l’éducation guinéenne est le mode de recrutement des enseignants. Lorsqu’on organise les concours, les gens viennent. Il y en a qui ne savent même pas écrire. Et pourtant, n’est pas enseignant qui le veut. Parce que le secteur éducatif, c’est là qu’on forme les ressources humaines. Donc n’importe quelle mauvaise formation  va impacter négativement le rendement,  la qualité du système et le développement du pays.

Aujourd’hui, le niveau de formation est donc sujet  à beaucoup de critiques en Guinée.  Quel est concrètement l’impact de cette réalité sur  le développement ?

Lorsqu’il n’ y a pas de ressources humaines bien formées, le pays est obligé d’importer les ressources humaines qualifiées. Et ces ressources humaines qualifiées deviennent très chères en matière de rémunération pour ce pays. Et l’argent que vous payez à ces experts étrangers, à ces ouvriers qualifiés étrangers, cela ne revient le plus souvent pas au pays en termes d’investissement, en termes de développement humain.  

Même si aujourd’hui, les autorités changent le mode de recrutement, pensez-vous qu’avec le nombre pléthorique des élèves et étudiants dans les salles de classe et l’absence des infrastructures, l’éducation sera de qualité ?

C’est impossible. Des salles de 100 ou 150 élèves c’est vraiment trop pour un enseignant. Et imagine un enseignant qui a trois salles, il ne peut pas supporter et les apprenants ne pourront pas avoir le niveau qu’on souhaite.

Toujours dans cette problématique, certains observateurs imputent la responsabilité à la prolifération des écoles privées et d’autres au manque de rigueur des publiques. Quelle est votre réaction ?

Je n’accuse ni les unes ni les autres. Mais imagine que ce soit les mêmes professeurs qui évoluent au public qui évoluent aussi dans les écoles privées. Où se situe le problème ? Je vous ai dit c’est un problème de qualification. Mais si on veut comprendre cette situation, alors que les écoles privées emploient à régime plein leurs enseignants et que les enseignants du public se concentrent sur les écoles publiques. C’est-à-dire chacun reste dans son niveau et à partir de là, on saura à quel niveau il y a faiblesse.

Ledeclic.info : le secteur éducatif guinéen est sans cesse secoué par des grèves. Comment expliquez-vous ces crises récurrentes ?

C’est l’injustice.  Voilà  le denier public est mal reparti. Quelqu’un qui est de la hiérarchie A, il enseigne comme nous et quelqu’un d’autre qui est dans un autre secteur, en deux ans, ce dernier se paie une maison, s’achète une voiture. Celui qui est à l’éducation, qui est de la hiérarchie A est moins loti en la matière que celui-là qui bénéficie de plus de faveurs matérielles. Et le hic est que souvent, on entend parler de détournements des milliards et des milliards. Et ces cas restent impunis. Les enseignants se disent, nous ne sommes pas les pauvres parents de cette nation, nous sommes les autres fils de ce pays. Donc nous aussi, on va revendiquer parce que nous, on n’a pas où détourner. Si les cas de détournements étaient punis, le denier public reparti  comme ça se doit, ce sera bien. Certes, les enseignants sont bien payés, mais c’est sur papier. J’insiste : sur papier les enseignants sont les plus payés que les autres, mais en terme de pouvoir d’achat, ce n’est pas la même chose. Quelqu’un qui est payé à 2.000.000 gnf par exemple et un autre à 700.000 gnf, si ce dernier a plus de faveurs, plus d’opportunités pour détourner, les deux ne sont pas les mêmes. Parce que l’enseignant n’a pas que son salaire par mois, pas d’autres opportunités.

Que faut-il faire alors pour inverser la tendance ?

Qu’on fasse de la justice dans la gestion des affaires publiques, qu’on maîtrise le marché. Il ne s’agit pas de donner une masse d’argent chaque année pour augmenter le salaire des enseignants si ce n’est pas contrôlé. Il faut également des écoles professionnelles bien équipées et qui sont en partenariat avec les autres pays comme le Canada ou la Chine et faire en sorte que les élèves admis soient en grande partie dans les écoles professionnelles. Par exemple,  s’il y a 1000 admis, on prend 250 pour les envoyer à l’université et 750 on les envoie dans les écoles professionnelles. Au terme de trois ou 4 ans par exemple ceux qui sont allés à l’université vont sortir, ceux qui sont allés dans les écoles professionnelles également. Maintenant, les 5 ou 10 premiers de chaque école professionnelle, on les envoie à l’université pour continuer leur cycle, mais là on les accepte en 2 ou 3eme année par exemple. Et après on leur donne de l’emploi parce que cela trouvera  qu’ils sont qualifiés.  On a plus besoin d’ouvriers qualifiés que d’ingénieurs, que de docteurs. Mais s’il y a dix docteurs pour dix  ouvriers ça ne pourra pas marcher. Il faut un ingénieur pour 50 ouvriers. Mais dans ce pays c’est l’inverse.

Enfin, il faut changer le mode de recrutement des enseignants en le faisant avec un suivi rigoureux. Lorsqu’il y a des postes vacants, on lance un appel d’offres en fonction des matières et par endroit. Les gens postulent. On les envoie en tant que stagiaires. Et le stage va durer tel ou tel nombre d’années, mais ils sont soutenus par un maître titulaire. Pour cela, le ministère des finances sera chargé  de payer, le ministère de la fonction publique chargé de recruter et celui de l’éducation chargé de les employer. Il doit avoir une bonne collaboration entre ces départements.  Et à la fin, on fait une évaluation finale. Ceux qui sont admis vont dans les classes. Ceux qui ne seront pas admis à cette évaluation, on les rejette pas, mais on leur donne une seconde chance dans un autre secteur ou ils continuent de se perfectionner. Quand on fait le système de cette manière, on ne va plus recruter n’importe comment. 

Entretien réalisé par Gassime Fofana

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